***Conte de Noël ***
Joies et merveilles, cette année-là, il avait neigé abondamment pendant la nuit du 21 au 22 décembre. Une nuit la montagne était devenue silencieuse, et les bois pourtant proches rendus inaccessibles par d’énormes amas d’une neige serrée qui isola complètement notre hameau du monde extérieur. Fous de joie au matin, nous galopions dans la poudre blanche, entre les maisons des voisins, les doigts gelés. Nos cris aigus portaient, dans le silence imposant entre les murs de congères, lorsqu’une boule adroitement lancée par l’un d’entre nous tombait dans notre cou. Notre mère, les poings sur les hanches, se tenait plantée sur le plat, face à la vallée où dans le fond très loin, s’élevaient les fumerolles des cheminées du village. Effrayés par son mutisme et son air fermé, nous étions venus nous regrouper autour d’elle, lorsqu’elle nous dit : « Il fait très froid, les enfants, la neige risque de tenir, j’ai bien peur que votre père ne puisse pas rentrer pour Noël »
Ce fut un rude coup pour nous. Notre père travaillait de l’autre côté de la montagne et rentrait régulièrement, nous rapportant toujours dans sa hotte de quoi embellir nos vies et nous faire rêver. Nous n’étions pas malheureux loin de là, notre mère travaillait du matin au soir à la ferme, nos placards étaient bien remplis et son frère notre oncle Emilien, venait souvent lui prêter la main pour les travaux dont elle ne serait pas venue à bout toute seule. Mais l’arrivée de notre père était une porte ouverte sur le reste du monde dont nous n’avions alors qu’une vue réduite, et les histoires qu’il racontait des choses qu’il avait vues faisaient flamboyer nos imaginations.
Et en effet la neige tint ! Et même tomba encore, et encore ! Trois jours durant. Les crêtes environnantes étaient immaculées, drapées dans des brumes épaisses et bleues. Et des murs de neige entouraient nos maisons dont les cheminées fumaient dans l’air glacé. Faisant contre mauvaise fortune bon cœur, nous aidions autant que nous pouvions notre mère à déblayer les portes de la maison pendant que des halos de vapeur se dégageaient de nos bouches. Pour préparer ces fêtes qui auguraient bien mal, il avait été décidé que les quelques voisins du hameau passeraient la soirée chez nous, la descente jusqu’au village semblant impossible. Nous ferions une veillée à l’ancienne, chacun apportant de quoi manger, éclairés et chauffés par le feu de bois. L’oncle Emilien faisait le charroi entre la grange et la maison avec d’énormes bûches. Je l’observait d’un air inquiet et il savait bien ce que je désirais, mais il regardait les crêtes blanches et haussait les épaules en me faisant non de la tête. Les bois étaient trop enneigés, pas question de s’aventurer à la recherche d’un grand sapin et de le traîner jusqu’ici pour le dresser dans la salle et sentir enfin la bonne odeur envahir la maison. Mais j’étais l’ainé, pas question de me plaindre et de pleurnicher, je montrai l’exemple à mes frères et tirai avec entrain les bûches avec mon oncle.
Le soir de Noël, comme ma mère l’avait prédit notre père n’était pas là. En attendant les voisins, pour nous consoler ma mère avait fait une montagne de petit beignets sucrés et les avait recouverts d’un grand linge blanc dont nous soulevions subrepticement un coin pour tremper notre doigt dans le sucre et nous le léchions avec délice pendant qu’elle faisait mine de ne s’apercevoir de rien. La maison embaumait lorsque le vieux Claudion arriva le premier. Cet homme si brave et un peu étonné qui avait donné le même nom que lui à son âne, comme ça disait-il : « Lorsque je lui parle, les gens croit que je me parle à moi-même » Il faut dire qu’il lui parlait souvent au long de tous les chemins qu’il parcourait avec lui charriant de-ci et de-là, ce que chacun avait à transporter, qui du bois, qui du foin, qui des pommes, et se faisant payer en nature. Cette année-là, il avait transporté des noix, dont il apporta un plein panier.
La cousine Miquette arriva ensuite avec du pain d’épices et ses deux petits enfants, le dernier Tistou avait l’art quand on le grondait de baisser la tête en faisant de grands yeux qui vous donnaient envie de rire et il en jouait souvent. Nous essayions souvent de le faire gronder mais ma mère nous entendant nous avait fait promettre d’être sages et sans doute effrayés par ce Noël inhabituel, nous avons tenu parole. L’oncle Emilien était déjà sur place avec ses biceps comme des ceps, ses bons yeux bleus et son grand rire qui nous réconfortait par avance. Il avait accompagné la mère Buras en la tenant bien par le bras pour ne pas qu’elle risque d’aller se casser quelque chose. Cela ne lui disait trop rien de sortir le soir à son âge, mais je crois bien que ça lui aurait encore moins dit d’aller se coucher seule dans son lit froid un soir comme celui-là. Elle apportait une provision de pâtes de fruits et nous salivions par avance des agapes qui allaient suivre.
Lorsque tout le monde fut assis, nous étions donc dix, cinq enfants et cinq adultes en demi-cercle dans la grande salle repeinte de l’année, autour du foyer qui nous chauffait et nous éclairait de lueurs dansantes dans l’ombre silencieuse de la nuit.
La cousine Miquette tenait ses deux petits contre elle, et je regardais Elinette sucer son pouce du haut de mes sept ans, pendant que sa mère la berçait doucement.
Nous aimions beaucoup la cousine Miquette qui avait une voix si douce, faisait un excellent pain d’épice et nous chantait souvent des chansons mais ce fut la mère Buras qui commença à notre grand étonnement car nous ne l’avions jamais connue très bavarde.
-« J’ai déjà connu un Noël comme celui-là, nous dit-elle, il avait neigé, neigé tant et plus et déjà l’année n’avait pas été bien bonne » Elle parlait lentement, en hochant la tête. « Une bête s’était mise à roder et personne n’arrivait à l’attraper, elle se faufilait dans les caves et les greniers et nous mangeait tout ce qu’elle trouvait à se mettre sous la dent. Certains s’étaient mis à l’affût pendant la nuit, mais pas un ne l’avait vu. Et pourtant au matin, une des poules manquait » Elle souleva ses vieilles mains noueuses ! « Personne n’avait jamais vu ça, une bête qui venait nous souffler les volailles à notre barbe et à notre nez. Bientôt des rumeurs s’étaient mises à circuler. La bête du Gévaudan était de retour, ou un loup, quelqu’un avait vu l’empreinte de ses pattes... »
-« Nous avions peur pour les enfants » dit-elle, en souriant dans notre direction.
« Puis un jour, l’ancien avait dit que ce devait être une renarde qui avait mis bas hors saison, et qui forcée par la faim, venait piller nos garde-manger. Un piégeur fabriqua un piège à renard et en effet à la fin de la semaine, une renarde blanche, maigre et efflanquée à faire peur se tenait dans la cage, nous guettant de ses yeux d’or inquiets, et faisant des allers-retours nerveux dans le peu de place qu’elle avait, pour essayer de s’échapper »
-« Que sont devenus les renardeaux ? » demanda mon frère...
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Et voilà, c'est fini pour aujourd'hui, à mercredi prochain !